L’INTERDIT DE TOURRETTES
Un fait divers de l’automne 1677.
UNE VISITE PASTORALE QUI TOURNE MAL
OU LES OUTRANCES DE PIERRE DE VILLENEUVE, L’INTRAITABLE BARON DE TOURRETTES
Nouvellement nommé évêque de Fréjus, Monseigneur Benoît de Clermont-Tonnerre voulut mettre fin à quelques divergences observées dans l’office de quelques saints honorés dans les églises du pays.
Par le synode de janvier 1677, il nomma une commission chargée de préparer le « Propre des saints du diocèse », document qui fut publié et rendu obligatoire l’année suivante, le 11 mai 1678.
Or en ce temps, le farouche baron Pierre de Villeneuve lui avait adressé une lettre, demandant la mutation de l’abbé Ordain, vicaire de Tourrettes, auquel l’opposait un conflit. L’évêque se trouva placé face à un véritable dilemme car l’abbé appartenait à une famille très respectable et jouissait d’une réputation irréprochable.
Le 22 Octobre de l’an de grâce 1677, pour en avoir le cœur net, il décida d’effectuer une visite pastorale à Tourrettes, depuis sa résidence de Fayence : une église bien tenue serait la preuve d’un desservant fidèle et sérieux ! On s’agite, on court prévenir le baron, le bailli et toutes les personnalités concernées. Les hommes reviennent des champs ; les femmes redressent leurs coiffes ; on débarbouille vite fait les petits car une telle visite dans un village reculé est prétexte à une vraie fête (et au sacrifice du cochon) !
Mais l’ombrageux seigneur Pierre de Villeneuve « homme violent et superbe », défendit à toute personne, on ne sait pour quelle raison, de se porter au-devant du prélat.
L’évêque était entré avec sa suite dans l’église, édifice pauvre mais relativement bien tenu, et en faisait l’inspection, surpris qu’aucun notable, aucun villageois ne l’ait suivi dans le sanctuaire.
Au moment de franchir le seuil de l’église pour sortir, il se trouva face une foule hostile menée par le baron lui-même, son bailli et les consuls qui le poursuivirent de leurs injures jusque sur la place publique. Le père Girardin du couvent de Saint-Tropez assura même qu’ils allèrent jusqu’à le souffleter.
« Le doux et extrêmement bon prélat », ainsi que le décrit le chanoine Antelmy, partagé entre sainte colère et humiliation, sut contenir son indignation et s’en retourna à Fréjus, bien décidé à punir les coupables de l’outrage à sa fonction sacrée. Mais il était évêque et devait pardonner… Voulant laisser aux coupables le temps de se repentir, il attendit cinq semaines une quelconque résiliation ! Que nenni, rien ne put fléchir l’intraitable baron dont l’indigne conduite est restée inexpliquée. Le Chevalier de Clermont, frère de l’évêque alla même jusqu’à le provoquer en duel, mais l’affaire n’eut pas de suite.
Un avis de Clermont Tonnerre fut lu au prône et affiché aux portes de l’église stipulant que si, sous six jours, le baron, son bailli et les consuls ne se rendaient pas à Fréjus implorer leur pardon, la paroisse de Tourrettes toute entière serait frappée d’interdit. En carence d’exécution, l’interdit fut prononcé le 7 Décembre 1677. Personne, de mémoire d’homme, n’avait vu cela au pays : on n’y prêta pas attention…
Des hommes en noir fermèrent l’église. Ils vidèrent le tabernacle, emportèrent les huiles des malades, le ciboire et le calice : tout ce qui est indispensable au culte. Les portes furent scellées.
Le crieur du village parcourt les ruelles pour informer les « manans et habitants de Torete » qu’ils étaient désormais exclus de l’Eglise, privés de sacrements et de toutes cérémonies religieuses.
La cloche de l’église ne sonna plus. On n’y fit pas trop attention, car le clocher de l’église de Fayence continuait de rythmer les heures. Mais, plus de mariages, plus d’enterrements, plus de messe de minuit. Dans les villages voisins, on n’adressait plus la parole aux gens de Tourrettes et plus aucun commerçant ambulant ne s’arrêtait dans leur village. L’interdit c’est comme la lèpre, comme la peste : les morts étaient enterrés presque à la sauvette ! Les Tourrettans comprirent leur malheur. Ils auraient bien voulu se rendre à Fréjus supplier l’évêque mais, terrorisés par le tyrannique baron, ils s’arrangèrent pour que l’évêque soit discrètement informé de l’intention et, le 2 mars 1678, l’interdit sur le village fut levé.
Les hommes en noir revinrent pour ôter les scellés, rapporter les saintes huiles et rendre à l’église son âme et la paix aux habitants.
En fait cette mansuétude ne valait pas pour le baron Pierre de Villeneuve qui, entre temps, avait tenté de faire intervenir auprès du roi quelques bonnes relations à la cour de Versailles. Louis XIV, courroucé, ordonna la médiation de l’évêque de Marseille car Monseigneur de Clermont-Tonnerre, exigeait une totale résiliation.
Enfin une solution fut trouvée par les sages du Parlement de Provence qui firent connaître à l’intraitable seigneur que son procès en obtention du Marquisat de Trans, qu’il convoitait, serait fortement compromis par son entêtement. « Paris valut bien une messe », le titre de marquis valait bien un acte de contrition. Pierre de Villeneuve ploya le genou le 3 juin 1678 devant l’évêque de Fréjus, le suppliant à haute voix de lui pardonner son crime. « Je n’attendais que cette démarche », lui répondit Clermont-Tonnerre en le relevant, « pour vous absoudre d’une faute que j’aurais oubliée si l’injure s’était adressée à ma personne et non à ma dignité ». Le baron reçut alors l’absolution canonique. Trois jours plus tard, les gens de Tourrettes vinrent supplier l’évêque de venir visiter leur village.
Clermont-Tonnerre, en proie à une grave maladie de consomption, s’alita peu après. Ses médecins, croyant bien faire, le saignèrent pour le guérir, si fort dit-on, qu’il en mourut dans le mois d’août 1678.
Tourrettes ne reçut donc jamais la visite pastorale souhaitée, mais ce fait divers valut au baron Pierre de Villeneuve d’hériter du titre de « premier marquis de France » qu’avait reçu son aïeul, Louis de Villeneuve, « riche d’honneur », général, chambellan du roi Charles VIII et du roi François 1er, capitaine de la ville de Sisteron et capitaine général de la Marine de Provence. Le marquisat avait été créé par Lettres patentes du roi Louis XII, en 1506.
Sources :
Dictionnaire historique et topographique de la Provence ancienne et moderne – Etienne Garcin 1835.
Sourires du Haut-Var - Marijo Chiché-Aubrun : selon une publication « Chroniques de nos villages d’antan » - 1976
Archives capucines du couvent de Saint Tropez : lettre du P. Girardin à son provincial.
Archives départementales : Ins. Eccl. – Girardin ; II, p.259-260
Pour l’origine du marquisat de Trans : Lettres patentes royales données à Blois en février 1506, enregistrées au Parlement le 31 janvier 1512, érigeant la terre de Trans en premier marquisat de France, incluant, outre la terre de Trans, celles ci-après désignées :
les Arcs, la Motte, Esclans, Vidauban, Ampus, Montferrat, Rouet, Pibresson, Séranon, Châteaudouble, Lagneros, Villehaute, Taradeau, la Garde-lez-Draguignan, Espérel, Brunet, Peiresc, la Colle Saint Michel, Callas, Tourtour et Villecroze.
Le nom de Trans vient de sa position « par-delà de la rivière », au cœur d’un domaine baronnial concédé en octobre 1200 à Géraud 1er de Villeneuve, par le comte de Provence Ildefonse II, en reconnaissance « pour les bons et loyaux services que Géraud avait fait tant au roi d’Aragon, son père, qu’à lui, en plusieurs diverses et importantes occasions de paix et de guerre et le beau et honorable train qu’il avait toujours tenu auprès de leurs personnes, avec beaucoup de prudence et de sagesse ».
Document réalisé grâce aux recherches effectuées par Elizabeth Duriez, Jacques Mireur et Gérard Saccoccini.
A.T.H. Tourrettes Héritage
www.tourrettes-heritage.fr